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La grève des « métaux » de Bourgoin


Les grévistes réunis sur la place d'Armes de Bourgoin font la Une de L'Humanité du 6 février 1923

(Fonds Nicoud, archives de Bourgoin-Jallieu)


Les ouvriers de l’atelier mécanique et de la fonderie de chez Diederichs [[1] votent la grève le 11 décembre 1922


Nous sommes au lendemain de la Grande Guerre. La reconstruction du pays offre de belles perspectives aux industriels. Ces derniers doivent améliorer la productivité pour répondre à l’afflux de commandes, mais ils doivent aussi composer avec de nouvelles revendications ouvrières, dans un contexte de forte inflation [[1].


Les syndicats [[2] ouvriers ont acquis une position influente dans l’écriture du droit du travail. Au niveau national, l’onde de choc des révolutions russes de février et octobre 1917 se fait sentir. Lénine appelle les partis socialistes à rejoindre la jeune Internationale Communiste (IC) ou alors à créer des partis communistes distincts. La SFIO se retrouve au congrès de Tours en décembre 1920. Les communistes y sont majoritaires, mais l’importante minorité socialiste refuse de se dissoudre dans l’IC. Les majoritaires fondent le PCF et adhèrent à l’IC. Ils font main basse sur le journal de Jaurès, L’Humanité et reçoivent l’ordre de Moscou de prendre le contrôle de la CGT. La CGT-U naît en décembre 1921. Le « U » signifiant « Unitaire ». La CGT-U prendra dès lors ses ordres directement auprès de l’ISR (Internationale syndicale rouge) basée à Moscou.


Sous la présidence de Clemenceau (radical-socialiste), la loi du 17 avril 1919 instaure la semaine de quarante-huit heures et la journée de huit heures, le 1er mai chômé. La droite républicaine dirige la France d’une main de fer anti-ouvrière jusqu’en janvier 1921.


À Bourgoin, depuis la scission de 1920, le syndicat des métallurgistes est autonome, mais l’organisation périclite. Monsieur Trouvé, un Parisien devenu secrétaire d’un nouveau bureau entre en fonction. En trois mois, le syndicat compte 340 syndiqués de plus et réunit 817 adhérents fin 1922.

C’est ainsi que le 11 décembre 1922, 600 membres de la chambre syndicale se réunissent en assemblée générale à la salle des fêtes de Bourgoin. L’ordre du jour porte sur les contrôleurs de l’usine Diederichs et l’accord sur les contrats de travail qui prendra fin en janvier 1923.


Ci-contre : Convocation signée du secrétaire, monsieur Trouvé (Archives de Bourgoin-Jallieu)


Les revendications émanant de cette assemblée générale se présentent ainsi :

« Les soi-disant contrôleurs ne sont nullement à la hauteur de leur tâche […] ne connaissent nullement les moindres notions d’un usinage quelconque ; n’étant pas, pour la plupart, de la partie : ne connaissent donc pas quand une pièce est bien usinée ou non […]. Que souvent, même à prendre des chefs comme témoins que des brouettes pleines de pièces usinées partent au tas de ferraille et reviennent le lendemain. Si elles reviennent, c’est qu’elles sont bonnes. Donc incompétence des contrôleurs. Il y a aux ateliers assez d’ouvriers qualifiés depuis de longues années qui pourraient faire mieux que ces gens-là, car eux seraient à la hauteur de leur tâche, et la direction ferait au moins confiance à son personnel. […] Demandent le renvoi immédiat du personnel incompétent dans les fonctions qui leur sont assignées et dont les noms suivent : Lebourdet, Blacher, Charreyre, Chopin et non leur déplacement dans d’autres fonctions. […] »

Cette décision est votée à l’unanimité. La séance se termine au cri de : « À bas les nourrissons ! » (sic)


Le lendemain, 12 décembre, monsieur Trouvé transmet les revendications du syndicat à l’inspecteur du travail. À midi, la direction Diederichs fait afficher un « avis déclarant qu’en présence de certaines réclamations, elle priait les mécontents de se faire régler et de quitter l’usine. » Monsieur Trouvé est convoqué et renvoyé (ainsi que les quatre délégués du syndicat) sous prétexte qu’il aurait arraché l’affichage. Parmi eux, un soldat de la Grande Guerre ayant été décoré de la Légion d’honneur.

« Comme une traînée de poudre, la nouvelle de cet attentat aux libertés syndicales, à la liberté tout court, se répand dans les ateliers et dans un magnifique mouvement de solidarité, les travailleurs, les compagnons et les manœuvres quittent « les bleus ». C’est la grève[3] ».


La question du contrôle des pièces

Après la Première Guerre, l’afflux des commandes pousse les dirigeants à la rechercher de nouvelles formes d’organisation pour accroître la productivité. Ils s’inspirent du taylorisme américain. L’organisation du travail se voit confier à des personnes extérieures à l’atelier. On voit naître des bureaux de méthodes qui font sortir de l’atelier une partie du pouvoir des ouvriers qualifiés.


La direction de l’entreprise Diederichs embaucha des contrôleurs qu’elle plaça sous les ordres de monsieur Coste. Ce contrôle fut mal accepté par le personnel, d’autant que, de son avis, les contrôleurs sont totalement inexpérimentés. « Alors, ce fut l’inquisition, le mouchardage en règle. Jusque dans la vie intime des ouvriers[4]. » Dans son mémoire consacré à la famille Diederichs, Jérôme Rojon[5] fournit quelques précisions sur le choix des dirigeants : « Adrien[6] [Diederichs], patron de l’entreprise, dans la perspective d’augmenter la production et la qualité de la fabrication, choisit de développer le travail à la pièce (ce qui pousse le salarié à fabriquer plus pour augmenter sa rémunération), avec l’instauration d’un service de contrôle. Pour accélérer la fabrication en série, il faut que chaque pièce soit identique, afin de faciliter le montage, sans avoir recours à un ajustage. Le chronométrage est également instauré. Il est nécessaire alors de vérifier chaque pièce. Ce système entre en vigueur en novembre 1922. Très rapidement, les contrôleurs sont accusés d’incompétence. Selon les grévistes, ces contrôleurs ne font pas la différence entre une pièce bien usinée et une mauvaise ».


Le sujet constitue du pain béni pour les journaux syndicalistes comme Le Travailleurs des Savoie et de l’Isère, La Vie ouvrière ou l’Humanité qui suivent de près le déroulement des événements. Qu’écrivent-ils ? Ce que tout le monde raconte en ville : Pendant la guerre, à Bourgoin, sévissait un commissaire de police nommé monsieur Coste. Ce commissaire a été révoqué. Pour qu’il y ait eu révocation, on peut imaginer que les agissements de monsieur Coste ont été assez graves. Monsieur Coste aurait donc créé sa propre affaire de police privée et se serait rapproché des industriels de la ville pour offrir ses services. Il est nommé surveillant-chef dans les usines Diederichs et rapidement surnommé Raspoutine par les ouvriers, ce qui donne une idée de ses méthodes.


Les journaux exposent les pires histoires à son sujet : « Ce Raspoutine est un individu répugnant. De nombreuses anecdotes courent sur son compte : le saligaud s’en prend régulièrement aux femmes de nos camarades qui viennent lui demander le certificat de bonnes vie et mœurs indispensable pour être embauché. Aussi, il bénéficie d’un mépris général, population non gréviste y compris. Le 16 décembre, plus de 2 000 personnes, commerçants, bourgeois, fonctionnaires, etc. de Bourgoin et de Jallieu votaient un ordre du jour disant qu’ils ‘considéraient comme un attentat permanent à la moralité publique, la résidence dans ces deux villes d’une pieuvre innommable dont les agissements ont causé tant d’injustices et tant de malheurs[7] ‘».


Le samedi 16 décembre 1922 donc, la population des deux villes de Bourgoin et Jallieu fut tout entière derrière les 1 100 grévistes. On réaffirme alors la demande le renvoi de monsieur Coste et des contrôleurs incompétents, la réintégration des ouvriers licenciés.


La question du contrôle des travailleurs est posée par cette grève. C’est, du moins, ce que les journaux de défenses des droits ouvriers mettent en avant, afin que cette mobilisation d’envergure serve leur discours. « Ce mouvement admirable qui n’est qu’un mouvement de solidarité et qui tend à organiser la liberté dans les ateliers se place en plein dans la question du contrôle ouvrier ; contrôle sur l’embauchage et le débauchage, contrôle sur la fabrication[8]. »


Dès lors, des envoyés spéciaux débarquent en ville où des meetings sont organisés. A. Herclet, de La Vie ouvrière explique : « Nous sommes venus dire aux travailleurs combien, dans la pratique, dans l’action, instinctivement, ils sont d’accord avec la revendication portée au programme de la CGTU : contrôle ouvrier. Et, à l’unanimité, en décidant de lutter jusqu’au bout pour la réintégration des camarades frappés pour le renvoi des contrôleurs-mouchards, ils décident d’ajouter à leurs revendications la reconnaissance d’une commission de contrôle sur l’embauchage et le débauchage et d’une commission de contrôle sur le travail ; cette dernière n’aura à intervenir qu’en cas de différend technique entre ouvriers et contrôleurs désignés par la direction. Les deux commissions seront désignées par les ouvriers syndiqués réunis en assemblées générales. »


C’est ainsi que les revendications des ouvriers sont soutenues par le syndicat de Métaux de Bourgoin, mais aussi plus largement par plusieurs syndicats ouvriers, dont celui de Grenoble, Vienne et Lyon qui, de ce fait, versent des dons et envoient des syndicalistes sur le terrain. Le journal l’Humanité fait appel aux dons en vue d’une grève vouée à durer.



Sur le terrain, cette solidarité permet d’organiser la résistance pour un conflit qui semble devoir durer

Le comité de grève prend son destin en main : cartes de grève, magasin de vivres, achats en gros, cantine pour nourrir les enfants et les célibataires adultes. On dit que la population de Bourgoin-Jallieu et des environs prend parti pour les grévistes. Les dons en nature et en argent affluent. S’instaure une solidarité entre les travailleurs en usine et les travailleurs de la terre. Il faut dire que beaucoup des ouvriers sont issus des fermes alentour dans lesquelles eux ou leurs proches vivent encore.

Ci-contre, le comité de grève de Bourgoin dans L’Humanité du 22 janvier 1923


On centralise les dons en nature par commune. Jean Guignon est délégué au ravitaillement. Dans l’humanité du 12 janvier 1923, on le qualifier même « d’apôtre » du rapprochement entre l’ouvrier et le paysan. Il parcourt la campagne à vélo, note les dons promis par les propriétaires et l’après-midi, un camion effectue la tournée de ramassage.

Plusieurs bouchers fournissent la viande à un prix imbattable au comité de grève et celui-ci s’est adjoint un vétérinaire qui contrôle la qualité. Le beurre, les œufs, les aliments sucrés sont réservés aux enfants. On place au fourneau monsieur Burdin, ex-cuisinier qui s’était reconverti à la mécanique.

Les grévistes se réunissent en assemblée tous les deux jours. Chaque jour, quelques grévistes assistent à l’arrivée des « jaunes[9] » ou « renards », c’est-à-dire ceux qui n’ont pas quitté leur poste, quand d’autres espionnent les Diederichs.



Bourgoin dans la presse nationale

Face au « patronat », les journaux des syndicats ouvriers ne sont pas tendres avec la famille Diederichs. Leurs mots sont très durs : on parle de la tribu des « frères » Diederichs, des « fiers » Diederichs, de ces messieurs Diederichs… ; on exprime la « honte » de cette famille Diederichs qui possède à elle seule toutes les « tares du système capitalisme tout entier » ; les membres de la famille Diederichs sont des « dégénérés et des immoraux ».

L’article de La Vie ouvrière du 11 janvier 1923 évoque les « manœuvres employées par le patronat » dans les grèves : « visites et lettres à domicile, menaces de toutes sortes, lock-out[10], menace de faire construire désormais les métiers à tisser Diederichs dans des usines métallurgiques du nord de la France, etc. » Et d’en conclure : « Tous ces misérables moyens d’intimidation n’ont pas ébranlé, si peu que ce soit, la volonté des grévistes. »

Fin décembre 1922, ne voyant pas faiblir le mouvement, le juge de paix de Bourgoin propose son arbitrage aux deux parties en présence. On reproche aux Diederichs de jouer la montre. Le juge doit attendre quelques jours la réponse patronale à sa demande d’arbitrage. Enfin, il fait savoir au comité de grève que MM. Diederichs demandent dix jours pour réunir leur conseil d’administration.


En même temps, les grévistes apprennent que la direction Diederichs envoie au maire de Jallieu la somme de 5 000 francs « pour les ouvriers grévistes nécessiteux » et le maire, immédiatement, demande au comité de grève la liste des grévistes dans le besoin. Ce qui fait bondir la population ouvrière qui juge l’acte des plus cynique. Une affiche est placardée dans la ville en réponse à l’outrage.


« Ouvriers ! ouvrières !

À la population de Bourgoin-Jallieu !

Par une lettre en date du 29 courant [décembre 1922], monsieur le maire de Jallieu avise le comité de grève que la Société des tissages et ateliers Diederichs a versé la somme de 5 000 francs pour venir en aide aux ouvriers nécessiteux […].

Nous remercions monsieur le maire de Jallieu de son offre, mais le comité de grève la repousse avec mépris, ne voulant rien recevoir, rien devoir à ceux qui sont responsables de leurs misères et de leurs souffrances. Sans doute les remords troublent la digestion de ces messieurs et le spectre de nos femmes et de nos enfants affamés hante leur sommeil.

Pour libérer leur conscience (en tant qu’ils puissent en avoir une) qui, peut-être, leur adresse de sanglants reproches, ils font don de quelques milliers de francs pour soulager quelques-unes des misères qu’ils ont créées. Ce n’est vraiment pas trop cher payé et à ce prix, on peut se permettre bien des injustices et des infamies.

Les ouvriers qui sont en grève pour faire respecter leur dignité de travailleurs ne vont pas faire abandon de cette dignité en recevant l’aumône de ceux qui avaient un autre moyen de montrer leur humanité en acceptant la conciliation offerte par monsieur le juge de paix. Au lieu de cela, MM. Diederichs déclarent qu’un délai de dix jours leur est nécessaire pour qu’ils puissent consulter leur conseil d’administration.

Mensonges !

Dix jours de privations pour les ouvriers et leurs familles, cela compte peu pour des patrons qui ont tout à profusion. Volontairement, ils prolongent un conflit qui pouvait être solutionné dans les 24 heures, un conflit qui lèse non seulement les intérêts des ouvriers, mais aussi les intérêts de toute une population. Les honnêtes gens jugeront. Que MM. Diederichs gardent leurs 5 000 francs. La solidarité de la classe ouvrière et des gens de cœur nous suffit.

Le conseil de grève »


Réponse des grévistes à leur direction (Archives du Musée de Bourgoin-Jallieu, Fonds Raverat)



Soupes communistes

Monsieur Armanet, maire de Bourgoin refuse la salle des fêtes aux grévistes pour un meeting communiste annoncé. Le meeting doit se tenir sur un jeu de boules, malgré la neige. Contre ce refus, la grève générale est acclamée à nouveau.

Monsieur le maire et le commissaire de police assistent pourtant à ce meeting. Ils en concluent que la grève est politique. La preuve en est les soupes communistes. « Oui, les soupes en commun c’est la preuve que le mouvement des métallurgistes de Bourgoin est politique ! monsieur le commissaire et monsieur le maire voient de la politique, même dans les choux, dans la soupe. Monsieur le maire demande que les soupes en commun ne soient pas appelées ‘ communistes ‘. Monsieur le maire ne veut pas de réalisations communistes dans sa commune : ‘ appelez vos soupes comme vous voudrez, mais pas soupes communistes’[11].

Les camarades ont ri et expliqué au maire qu’ils appellent un chat un chat et que la cuisine en commun, les repas en commun sont des soupes communistes. Ils se sont refusé de changer de titre de soupes et monsieur le maire leur a intimé l’ordre de quitter la mairie.

MM. Diederichs, le maire, le commissaire désirent de la force armée à Bourgoin et ils veulent prouver le caractère politique de la grève. Pourtant, jamais grève ne fut plus calme. Un incident ou plutôt un accident est venu favoriser la thèse de ceux qui réclament de la force armée :

Il y a une demi-douzaine de renards pas davantage. Pour aller travailler, ils n’osent pas passer par l’entrée de l’usine. Ils passent par-derrière. Pour pénétrer dans l’usine, ils sont obligés de traverser de nuit une petite rivière [le canal Mouturier] que forme la limite des propriétés Diederichs. Sur la rivière, une planche était jetée, formant pont et trois renards qui s’étaient aventurés ensemble sur la planche ont pris un bain froid forcé, celle-ci ayant cassé. »

Naturellement, c’est une entrave à la liberté du travail ; on imagine que la planche avait été disposée pour qu’elle casse et on réclame des forces de police ! »


Les ouvriers trouvent du travail ailleurs

« On prépare l’émigration de tous les spécialistes et de toutes les manœuvres qui pourront être embauchés ailleurs. On dit que ce sont les meilleurs.

À la mi-janvier 1923, 300 ouvriers ont déjà trouvé du travail. Pourtant, on condamne le patronat qui s’organise, et l’attitude des Diederichs qui auraient « lancé l’ordre [aux directeurs d’entreprise] de refuser du travail aux grévistes de Bourgoin[12] ».


Coste, maître chanteur ?

On peut légitimement se demander ce qui conduit à autant de résistance de la part des dirigeants. Les journaux fournissent leurs propres analyses :

Monsieur Coste, toujours dans le collimateur des grévistes, n’attire pas la sympathie des journaux. On dit qu’il possède non seulement des dossiers sur tout le personnel, mais aussi sur MM. Diederichs. « Nous savons bien et à Bourgoin c’est le secret de Polichinelle que le Coste a la possibilité de faire éclater un scandale[13] ». Nous savons bien que le Coste tient M. Adrien Diederichs à sa disposition et l’intransigeance patronale n’a pas d’autre raison.

« Voici plusieurs semaines, six bientôt, que les métallurgistes de Bourgoin tiennent. La partie serait depuis longtemps gagnée, mais le sieur Coste oblige ses patrons à tenir contre les grévistes ayant favorisé les vices de ses patrons et leur ayant procuré clandestinement de quoi les satisfaire, il menace de dénoncer certains s’ils cèdent[14]. »

L’humanité du 26 janvier 1923 précise : « Monsieur Diederichs, comme tout membre du Comité des Forges qui se respecte, est un profiteur de guerre. Et comment ! C’est ainsi qu’en 1916, au temps où les canons éclataient tout seuls, la maison Diederichs, qui fabriquait des obus, en a envoyé quelques milliers à la ‘consommation ‘qui ont fait des victimes et pas seulement dans les unités allemandes. Monsieur Albert Thomas, ministre des Munitions, ordonna une enquête. Un contrôleur de la main-d’œuvre de Lyon refusa des obus absolument inutilisables. Ces obus retournèrent à la maison Diederichs, mais furent réexpédiés quand même au front. Le directeur de l’usine et monsieur Diederichs furent poursuivis en Conseil de guerre. Le premier fut condamné à une année de prison et monsieur Diederichs s’en tira avec 500 francs d’amende. »

Voilà comment est présenté « le patriotisme de guerre de Diederichs - Patriotes, profiteurs ! [15]»



Le ton se durcit, la police et des troupes arrivent en renfort

Il faut dire que les maires des deux villes commencent certainement à saturer !

Le 17 janvier 1923, le maire de Jallieu interdit par arrêté les attroupements de plus de cinq personnes. Une vingtaine de gendarmes à cheval et quarante gendarmes à pied patrouillent en ville pour éviter les violences de rue[16].

Le maire de Bourgoin fait placarder sur les murs la loi sur l’état de siège. Il y a des arrestations. Dans Le Travailleur des Savoie et de l’Isère du 27 janvier 1923, Pierre Kiroule force le trait. Il décrit le maire comme grand, le regard fuyant, avec l’allure d’un sacristain.

Le 20 janvier, le sous-préfet propose une table ronde entre grévistes et patrons. Un premier pas est fait, en faveur des Diederichs. Face à Auguste et Adrien Diederichs, les grévistes capitulent sur le renvoi des contrôleurs et n’obtiennent pas la réintégration de leurs collègues. Alors que certains ouvriers cèdent et reprennent le chemin de l’usine, il faut augmenter le service d’ordre.

Toutefois, la population s’indigne de provocations policières, comme celle d’un lieutenant de gendarmerie qui aurait dit : « Nous sommes prêts à donner aux grévistes de Bourgoin la même leçon que nous avons donnée aux grévistes du Havre ! [17] » La grève de Bourgoin qui jusqu’alors s’était déroulée dans le plus grand calme s’envenime subitement.

S’en suit une grève générale le 22 janvier 1923 suivie par les travailleurs de Bourgoin et de Jallieu en réaction aux brimades et provocations dont furent victimes leurs collègues en grève. Un cortège de 1  500 à 1  800 personnes défile dans les rues.



Le dénouement

Début février, le mouvement fléchit. Certains ouvriers reprennent leur poste[18].

Enfin, le 16 février 1923, La Vie ouvrière titre « La victoire de Bourgoin ». « Une réunion à Jallieu sous la présidence du sous-préfet de La Tour-du-Pin un accord est enfin intervenu entre les délégués du comité de grève et ceux des administrateurs de la société Diederichs. »

La réunion finale de grève se termine par le chant de l’Internationale. Le syndicat des métallurgistes de Bourgoin qui jusqu’ici était autonome décide d’adhérer à la CGTU.

On ne connaît pas les termes précis de l’accord. Mais on voit que les salaires à la pièce fixés avant la grève sont maintenus et que les contrôleurs n’ont pas été renvoyés. Par ailleurs, seulement deux ouvriers sur les quatre initialement renvoyés ont retrouvé leur emploi. La réintégration des salariés est progressive. Il reste que 200 grévistes ont trouvé un emploi ailleurs. Le mouvement se soldera également par la mise à pied du directeur technique et d’un employé du bureau d’étude.

Cette grève éprouvante pour le personnel a dû l’être également pour la famille Diederichs. Elle aura marqué les esprits et les rapports entre la direction et son personnel s’en sont certainement trouvés modifiés. Cependant, on peut penser que le carnet de commandes bien fourni de mois suivants a permis une transition plus apaisée.


Je reviendrai sur cet épisode qui figurera dans mon prochain livre entièrement consacré à la Maison Diederichs.


[1] Inflation à deux chiffres depuis 1915, dépassant les 20 % en 1917 jusqu’à avoisiner les 40 % en 1921. [2] Autorisés depuis 1884 : Droit syndical Waldeck-Rousseau, libéral, sous le gouvernement Gambetta conservateur. [3] La Vie ouvrière du 5 janvier 1923, revue nationale bimensuelle, consultation en ligne sur Retronews, site de presse de la BnF. [4] La Vie ouvrière, ibid. [5] Diederichs : une entreprise, une famille, Jérôme Rojon, Rapport de maîtrise d’Histoire, 1995-1996, Université Lumière Lyon II, sous la direction de Serge Chassagne. [6] Fils de Théophile II (3e génération des Diederichs à Bourgoin). [7] L’Humanité du 8 janvier 1923, Gallica, bibliothèque numérique de la BnF. [8] La Vie ouvrière, ibid [9] Ou non-grévistes ; terme qui prendra un sens péjoratif désignant les « traitres ». [10] Fermeture temporaire de l’entreprise à l’initiative de l’employeur en cas de grève. [11] La Vie ouvrière du 11 janvier 1923 [12] Le Travailleur des Savoie et d’Isère du 3 février 1923 [13] La Vie ouvrière du 19 janvier 1923 [14] La Vie ouvrière, Ibid [15] La Vie ouvrière du 2 février 1923 [16] Archives de l’Isère cote 166 M20 : rapport du commissaire de police [17] La Vie ouvrière du 9 février 1923 [18] Archives de l’Isère cote 166 M20 : rapport du commissaire de police. Sur 800 grévistes mentionnés depuis le début de la grève, 80 ont cédé.










[1] Diederichs est un fabricant de métiers à tisser.

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