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Biographie, épisode 12 : La guerre d'Algérie

Extraits de Avec sa valise de chantier en chantier, biographie de Philippe Plantevin, prêtre-ouvrier

En 1954, les événements en Algérie commencent à alimenter les journaux. Département français depuis 1848, des métropolitains s’y sont installés, ont créé des vignobles, y travaillent, y commercent et y ont fondé une famille. Mais les hommes du Front de libération nationale (F.L.N) cherchent à redevenir maîtres de leur territoire. La France ne veut pas lâcher cette terre qu’elle a mis plus d’un siècle à conquérir.

Partir, c’est rejoindre cette Algérie en prise à d’extrêmes violences, où le pire peut advenir.

Convoqués pour faire leur régiment, les jeunes de la région Rhône-Alpes se retrouvent à la caserne de Sathonay-Camp. Il y rencontre des Lyonnais, des Ardéchois, des Isérois, des Drômois… L’annonce qui leur est faite est cinglante : « Après-demain, départ pour l’Algérie. » Silence, stupeur et confusion.

« Directement…, sans entraînement ? »… Le coup est rude. Certains se mettent à pleurer comme des gosses.

À Marseille, tous empruntent la passerelle pour embarquer sur le Sidi Ferruch. Malgré les vagues, le soleil et la chaleur, on est loin du voyage touristique. La plupart luttent contre une angoisse grandissante mêlée au roulis de la mer qui les rend malades.

L’arrivée à Alger les plonge dans un autre monde. Dans les rues, des militaires de partout, des chars… ça donne la pétoche. Rapidement habillés en soldat, les hommes sont vaccinés ; piqués aux fesses, piètre douleur face à ce qui les attend. Le surlendemain déjà, on les fait monter sur le plateau d’un train, sans armes, direction Boghari, au sud de Médéa, où se trouve un fort, construit sur la montagne au temps de la conquête. Les jeunes appelés s’y installent pour quatre mois de classe.

Quelques jours après leur arrivée, le casernement essuie ses premiers tirs. Terreur ! Les hommes se jettent sous les lits, les mains sur la tête. C’est la guerre !

Ils doivent pourtant sortir, apprendre à marcher au pas, à saluer, à se servir d’une arme… avec un fusil Lebel de 1914. Dure mise en route pour la plupart des jeunes qui n’ont pas vécu autre chose que le cadre familial protecteur. Les ordres sont donnés : « On va ratisser cette colline. Trois mètres entre vous ! Fouillez les buissons ! Surveillez l’arrière ! »

Chef de section de commandement, Philippe a quinze hommes sous ses ordres. Il est lui-même sous ceux du capitaine Ali Ahmed qui a fait l’Indochine, comme le caporal-chef Mekanef, algérien aussi, dont la devise est : « Allez, debout ! Sac-à-dos-la-poussière, direction la crête, en avant, marche ! ».

Sur cent soldats, seulement dix sont « Gaulois ». L’Algérie est française, les jeunes Algériens sont donc français et incorporés comme ceux de France métropolitaine.

Après quelques mois dans cette ferme, le bataillon devient un bataillon d’intervention, c’est-à-dire sans casernement fixe. Il part pour des missions de ratissage de deux ou trois semaines dans la montagne. Les hélicoptères déposent les hommes en pleine zone de combat où ils campent à la belle étoile, avec interdiction de faire du feu.

C’est là, dans les monts de Tlemcen qu’éclate un accrochage violent avec les combattants du FLN. Le face-à-face devient presque du corps à corps, on tire sur l’autre les yeux dans les yeux : l’horreur. Philippe voit sa fin venir et se demande comment ses parents pourront trouver le lieu de sa mort, dans ce paysage immense et nu de forêts brûlées. On compte les hommes restés au sol.

À Géryville, au bord du désert, la compagnie doit monter le camp de toile près de la Légion étrangère. La proximité tourne rapidement à la bagarre. Même les piquets de tente se transforment en arme.

C’est dur, mais il faut résister. Les frères de combat se soudent pour faire bloc. Dans cette lutte pour leur survie, ils ne font plus qu’un. Le soleil de l’Atlas saharien cogne et brûle. Malgré le ravitaillement quotidien, on ne tient pas le choc. Les quatre litres par soldat sont trop vite bus.

On espère s’approvisionner dans une ferme abandonnée, mais c’est la déception. L’ennemi a pris soin de jeter un mouton mort dans le puits pour en contaminer l’eau. Parfois, seul le vin peut étancher la soif. Un soir à Mascara, région de vignoble, les hommes découvrent des tonneaux, et se précipitent sur ce piège mortel qui fait d’eux des cibles faciles.

« En Algérie pendant deux ans, avec mes compagnons de marche, presque tous musulmans, j’ai découvert qu’il n’y avait ni langage, ni religion, ni même morale universelle, mais qu’une seule chose nous unissait : le même Corps ! Tous, deux yeux, deux jambes, un cœur et la soif ! On était tous des frères unis par la soif, parfois jusqu’au délire ! »

À travers les broussailles, les ratissages continuent... Dans la montagne, on traque l’ennemi et les caches d’armes. Soudain, dans un fourré, Philippe voit comme un corps étendu sous une djellaba. « Tiens, voilà un mort », se dit-il, et il le pousse du pied. Mais l’homme bondit en criant : « Ne me tue pas, ne me tue pas ! » C’est un gamin, même pas 20 ans. Philippe le conduit au capitaine Ali qui l’interroge. Dans son sac à dos, on trouve des documents sur la katiba, compagnie du FLN, qu’il doit rejoindre dans le djebel et dont il est secrétaire. Il s’appelle Ahmed, il est jeune bachelier.

Sur le terrain, pas d’information, rien ne vient jusqu’aux hommes. Lâchés loin, perdus au milieu de nulle part, ils sont eux-mêmes soumis au silence. On ne doit même pas siffler, et surtout pas le Déserteur de Boris Vian, mais Philippe le fredonne pourtant avec René, le caporal infirmier.

Le bataillon d’intervention se déplace aussi bien en Algérois qu’en Oranie, et jusqu’à Colomb-Béchar. On atteint parfois le Maroc et la ceinture de barbelés, de mines, posées par la France, quelques kilomètres avant la frontière. Souvent, il faut ratisser le long de cette zone pour surprendre l’ennemi qui se prépare à entrer en Algérie…

La guerre leur tombe dessus une fois de plus, par surprise. La troupe avance… Soudain, des rafales déchirent l’air. Ça part dans tous les sens. Certains hommes se jettent à terre, restent couchés, tétanisés par la frayeur. Nez dans la terre, ils tiennent leur arme n’importe comment, les doigts crispés sur la détente, et le canon pointé n’importe où… On redoute ses propres frères de combat.

Après l’assaut, certains ne se relèvent pas. On doit évacuer des blessés et des morts par hélicoptère. Un jour, André, un jeune Français, est touché à la poitrine. Philippe tente de lui porter secours, mais juge vite de la gravité de la blessure et, couvert du sang de son camarade, reste impuissant. André meurt dans ses bras en prononçant une dernière fois : « maman ». À cet instant, la peur est là et côtoie la colère.

Un jour, les camions tant attendus arrivent. Les hommes s’écrient : « Les camions ! Les camions ! », comme les marins crient « Terre ! Terre ! » C’est le retour à la ferme, la base arrière, où l’on retrouve son lit et ses affaires, et où l’on peut enfin se laver, après trois ou quatre semaines presque sans eau.



Monsieur O. raconte :

« Début septembre, mon régiment a traversé la Méditerranée sur un vieux rafiot nommé le Sidi Ferruch, à destination de Bougie en Kabylie. Nous étions plusieurs centaines de troufions. J’ai été muté au 64e régiment d’artillerie. La deuxième batterie de tir était située dans une grosse ferme dans la vallée, un site planté de vignes : le clos Frais Vallon.

 Durant le premier mois, j’ai mangé de la très bonne viande, sans savoir laquelle. J’ai appris plus tard que c'était du sanglier. Les bêtes venaient boire dans l’oued de la vallée de la Soummam. Elles étaient attrapées au collet avec des câbles de treuil de GMC. Un collègue de Grenoble, cuisinier, nous le préparait en steak ou en daube… Le collègue de Tignieu qui allait à l’approvisionnement à Bougie pouvait prendre d’autres denrées à la place de la viande, comme des bouteilles de bière.

 La première nuit nous a valu un bizutage. Ce n’était pas triste ! On nous a fait croire à des embuscades, il a fallu se lever plusieurs fois. La troisième nuit a été une véritable alerte.


 Une bande de fellagas avait été détectée à quelques kilomètres de notre ferme. Ils avaient scié tous les ceps de vignes sur deux cents mètres. Malgré une opération de ratissage jusqu’au petit matin, on n’a pas vu l’ennemi. Ils avaient regagné la montagne.

À la ferme, notre mission première était de protéger des attentats le pipeline qui reliait Hassi Messaoud au port pétrolier de Bougie, et de surveiller la voie ferrée qui le longeait. Quinze jours après notre arrivée, on nous a fait tirer au canon sur des caches de fellagas, de nuit, à plus de dix kilomètres. Nous ne connaissions pas le résultat de nos tirs.

 Avec les piqûres qu’on avait eues à notre incorporation, je n’avais pas encore été malade. Mais un jour, alors que mon régiment partait pour La Calle, ville du bord de mer entre l’Algérie et la Tunisie et plus précisément sur le barrage électrifié, de fortes fièvres m’ont empêché de le suivre. Un convoi de légionnaires redescendait à Bougie. Ils m’ont pris en charge pour me conduire à l’infirmerie, car le parcours était dangereux, surtout les gorges de Kherrata où se sont produites de nombreuses embuscades. Les types étaient sympas, mais ils ne parlaient pas tous français. Ils m’ont prêté leur couverture, car j’avais froid.


 Durant toute la guerre, j’ai parcouru l’Algérie d’est en ouest : les gorges de Kherrata et la vallée des singes, puis Oran, La Calle vers Bône, Alger, Bougie, Philippeville, Sétif ou M’Sila vers Tamanrasset.

 L’hiver 1961, j’ai été désigné pour être chef de pièce, c’est-à-dire maréchal des Logis[1]. On m’a envoyé à Oran pour préparer le P2. J’ai gardé un mauvais souvenir de cet épisode. Car en plus des cours, on faisait des rondes de nuit dans la médina, pour surveiller le respect du couvre-feu. C’était angoissant. En janvier, par un référendum sur l’autodétermination en Algérie organisé en métropole et en Algérie, les électeurs s’étaient prononcés à près de 75 % en faveur de l’autodétermination, ce qui avait conduit certains des généraux d’Alger à faire un putsch pour conserver l’Algérie française. Notre régiment était resté fidèle à de Gaulle. À partir de ce moment, nous devions craindre autant les Français que les autochtones.

 On faisait surtout de la biffe, c’est-à-dire l’occupation du terrain : crapahut, embuscades, ratissage… Nous n’avons eu aucune perte dans notre section.

 On faisait de grosses opérations, sans arrêt en patrouille à Bougie où il y avait beaucoup d’attentats. J’étais chef de section, je partais la nuit avec sept ou huit gars dans les ruelles. On n’a pas eu vraiment de problème. Une nuit, on a vu un Algérien égorgé au sol. On a su par la suite qu’il avait certainement été victime d’un règlement de compte entre le F.L.N. et le M.N.A. Mais des morts, j’ai eu l’occasion d’en voir plusieurs fois, notamment des chasseurs alpins qui avaient été pris dans une embuscade et avaient péri dans l’incendie de leur camion. C’est, je crois, la seule fois où j’ai eu vraiment peur.

 Ce qui me faisait mal au cœur surtout, c’était la pauvreté des populations dans les petits villages. Les habitants vivaient avec presque rien, deux moutons et trois chèvres, et logeaient dans des mechtas en tôle. On a toujours été corrects avec ces gens-là, ce qui n’a sûrement pas été le cas de tous les régiments.

 Je suis rentré à la ferme. De nouveau, on m’a envoyé dans une batterie de tir, qui se trouvait sur le barrage électrifié de Tunisie[2]. Nous y faisions surtout du tir de nuit. Lorsqu’une alerte était donnée, c’était que les fellagas avaient fait sauter le barrage pour rentrer en Algérie. Nous devions régler et tirer dans les trois minutes après l’alerte ! Pour être réactifs, nous dormions en uniforme et chaussures. Lorsque les bandes armées avaient réussi à passer et gagné le bled, nous étions héliportés sur zone pour effectuer un ratissage. Nous avons eu la chance de n’avoir aucune perte.

 Nous n’avions toujours aucune information sur le résultat de nos tirs et sur l’évolution du conflit en général.

 Je suis rentré une fois en permission de quinze jours en France, environ un an après mon incorporation. Les paquebots assurant les traversées étaient les « Ville d’Alger » et « Ville de Marseille ». En étant sous-officier, on avait droit à une cabine sur le bateau et un pécule un peu plus important.


 Lorsqu’il rentrait en France, chaque permissionnaire devenait le facteur des collègues mobilisés restés sur zone. Je n’ai jamais reçu de colis de mes parents, car ils n’avaient pas d’argent.

 La deuxième ou le troisième matin à la maison, la sirène des pompiers a retenti. Habitué aux alertes, je me suis levé d’un bond et j’ai descendu l’escalier comme un fou. Ma mère qui se trouvait à la cuisine s’est étonnée de mon comportement : « Qu’est-ce qui t’arrive ? » Je me croyais sur le barrage électrifié ! »


[1]- Sous-officier responsable du matériel dans l’artillerie. Correspond au grade de sergent dans les autres corps d’armée comme l’infanterie. [2] - Ce barrage électrifié est placé sur la frontière entre l’Algérie et la Tunisie et relie Bône à Negrine. Long de 450 kilomètres, il est surveillé nuit et jour par des soldats français contre d’éventuelles attaques de « fellagas ».


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